Comme on fait son lit, on se couche…

C’est souvent une job de mères que de laver des draps.   Et si on est chanceux, on a eu l’occasion de les étendre sur une corde à linge et on les remet ensuite sur le lit, rafraichis, aérés.   Comme de grandes voiles où le malade pourra voyager plus léger.

Il m’arrive maintenant de changer le lit d’une malade.   Personnellement.   À la maison.   J’enlève les draps froissés, parfois humides, les draps où les humeurs et les acariens se sont déposés.   Et je remets ensuite les voiles.

Le lit pour celui qui souffre est à la fois refuge, prison, hantise.   Parfois, le repos du guerrier, parfois, un avant-goût de la tombe.

« Lucrèce est maintenant au lit près de son mari.   Allongée sur le dos et les bras le long du corps, un silence d’éternité plane au-dessus d’elle.   Les formes s’effacent et ne sont plus qu’un rêve mais voilà que remonte le nuage affreux de son passé qui fait, au-dedans d’elle, lentement plier ses genoux »

Le magasin des suicides, Jean Teulé

Pour l’insomniaque, le lit devient un instrument de torture; pour le maniaque, le lit c’est l’ennui, et pour celui qui y est attaché, le lit est une sentence dont il cherche à s’échapper… au début.

À l’urgence, le lit d’un patient représente le début du compte à rebours décrété par le ministère: un maximum de 48 heures d’occupation de la civière.   48 heures pour dénouer  une impasse qui avait pris parfois des semaines, des mois à se créer.   Avec ce jeu du sablier qui s’égrène, toutes sortes de stratagèmes ont été créés par les établissements de santé pour contourner le couperet.   Des stratagèmes qui se font parfois au détriment du patient, de la famille et de l’établissement que le ministère voulait justement aider.

Vendredi, 1530h, Urgence d’un grand centre.   Le transfert a eu lieu ce matin et nous avons rencontré moult spécialistes.   Deux tests sont prévus pour l’infante avant l’admission en fin de journée.
Scène 1: On nous demande de prendre tous les effets personnels, nous ne reviendrons pas à l’urgence après les tests, le lit d’admission est près à l’étage.   Et nous quittons avec un brancardier qui pousse la civière.
Scène 2: 17: 30h Seulement un des tests à pu avoir lieu, nous sommes épuisés, ce fut une longue journée.  Le brancardier qui vient nous rechercher nous informe que le lit n’est pas près, on retourne à l’urgence.
Scène 3: Retour à l’urgence où l’infirmière en charge annonce au brancardier que la civière de  l’infante est déjà occupée, qu’il doit aller nous mener à l’étage comme convenu.   Le brancardier proteste du bout des lèvres.   Rien n’y fait.   L’infante est destituée de son numéro de civière.   On reprend l’ascenseur.   Le brancardier s’excuse, le résident qui nous suit se concentre sur ses papiers d’admissions et son évaluation en se servant de la civière comme tablette.   On se regarde en famille, on sourit encore entre nous, un peu.
Scène 4: Arrivée à l’étage où les portes de l’ascenseur n’ont pas encore terminées de se fermer.   L’infirmière reçoit le brancardier en lui disant que le lit n’est pas prêt, de retourner l’infante à l’urgence.  Il s’affirme en disant qu’on en arrive.   Rien n’y fait.  Je mets mon pied à terre.
Scène 5: J’exige que les responsables de ces 2 unités se parlent.   Je les avise que nous ne bougerons pas à moins d’une solution connue et convenue pour l’infante.  Des gens sortent des chambres, le personnel se regroupe et tente de m’expliquer leur point de vue.   L’infante et son père savent comment aider dans cette situation, ils ne disent pas un mot.   Le résident tente de me rassurer sur la qualité des soins de l’établissement.   Je sais que j’ai des fusils dans les yeux.
Scène 6: J’explique à tous la différence entre une situation clinique et organisationnelle.   Je fais un speech bref mais senti, j’explique ma position, mes limites.   J’essaie de recommencer à respirer en me montrant conciliante au besoin.   On passe de la victimisation à la collaboration.   Le salon des visiteurs à l’étage peut nous accueillir en attendant.   Rideau.   On a plus de lit mais on a des fauteuils.   On sourira plus tard, quand on aura mangé.
Petite histoire personnelle, moi

Les lits sont précieux, distribués au compte-goutte.   On met en place des programmes, des services pour éviter de les utiliser ou pour en raccourcir leurs occupations.   Pour le malade, c’est autre chose.   Pour l’enfant une punition; pour l’anxieux, un piège.

« Elisewin réussit à penser à la porte qui, à quelques mètres d’elle, faisait communiquer sa chambre avec celle du père Pluche. Quelques mètres. Il fallait qu’elle arrive jusque-là. Elle allait se lever, maintenant, et elle la trouverait, sans ouvrir les yeux, et il suffirait alors de la voix du père Pluche, même seulement sa voix, et tout serait fini – il suffisait de se lever de là, de trouver la force de faire quelques pas, d’ouvrir la porte – se lever, ramper hors des couvertures, glisser le long du mur – se lever, tenir debout, faire ces quelques pas – se lever, garder les yeux fermés, trouver cette porte, l’ouvrir – se lever, essayer de respirer, puis s’écarter du lit – se lever, ne pas mourir – se lever de là – se lever. Quelle horreur. Quelle horreur. »

Océan mer, Alessandro Baricho

Montréal, juillet 2010, photo Margaret Bellinger

« Allons dans nos lits, dit le dégourdi, sans le moindre souper, dit le décharné »
comptine  enfantine française

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Catégorisé dans Créativité, Maladie mentale, Soins infirmiers, Soutien, Travail en psychiatrie, Vie quotidienne, Événement sentinelle.

Publié le 10 juil 2012

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