La Commedia dell’arte

À l’automne dernier, nous avons décidé d’introduire le jeu théâtral avec Carlos, un stagiaire en dramathérapie de l’Université Concordia.   Nous avons tous été surpris de l’impact de ce médium sur les membres de l’hôpital de jour et sur la maison.   Nous espérons sincèrement répéter l’expérience l’automne prochain.

Jouer le jeu.

Cela commence par des exercices de réchauffement, malgré l’œil dubitatif des nouveaux.  On expérimente en jouant des instruments sans instruments, en mimant des émotions que chacun répètent.  Et les gens se mettent à bouger, à se réchauffer.   Ils sourient en se voyant imiter la tristesse, la peur, la surprise.

Ensuite, nous plongeons.   À chaque semaine, Anne-Marie, la psychologue, ou moi venions, chacune à notre tour, nous prêter au jeu concocté par Carlos.   Les membres parlent à des chaises vides, on téléphone des figures d’autorité.   On invoque les hamsters qui trottent dans la tête, qui disent que jamais on va aller mieux, que cela va être pire, qu’il faut…   On confronte ces distorsions toujours présentes et qui empêchent une pensée alternative.   Et ces voix se taisent, pendant un moment.

Quelques exemples de mises en scène

  • L’affirmation de soi : Mise en scène: deux personnes sur un banc public, une voulant parler, socialiser, et l’autre voulant être seul après une journée de travail pénible.   Chacun doit répondre à son besoin.   Comme le groupe était impair, je suis devenue participante avec une dame qui paraît peu introspective.   J’avais envie de parler.   Aussitôt ma première phrase dite, elle m’a regardé dans les yeux et m’a lancé « Do I really look like someone who wants to talk? »   J’ai été surprise du dégoût et de la colère sourde dans ses yeux lorsqu’elle s’est adressée à moi.   Quand nous avons fait le retour en groupe, je lui ai dit à quel point ce regard m’avait semblé vrai.   Elle a philosophiquement répondu que la vie est faite d’expériences et nous avons tous, à un moment donné, été victime de ce genre de regard.   De là venait la justesse de son jeu.
  • Vivre avec un stigma: Mise en scène, une chaise vide est installée au milieu du cercle formé par le groupe, assis.   Ceux qui le veulent prennent la parole et parle à une personne qui les juge parce qu’ils ont une maladie mentale.  Un membre décide de parler à une version de lui-même, plus jeune.   Il lui dit, non sans une certaine agressivité, tout le dégoût qu’il éprouve envers lui, pour ces « jokes plattes », ces jugements de valeurs, son manque d’empathie.   Un autre à avouer avoir déjà parler dans le dos d’un collègue dépressif.   Le membre s’est accotée sur une chaise et a expliqué aux gars de la shop c’est quoi la maladie mentale.   Il l’a fait calmement mais sincèrement, comme un coach dans la chambre des joueurs.   Le retour au travail devenait à ce moment plus réel, possible.   Il en parlait.
  • Rire et poussée d’endorphine:   On rit beaucoup les jeudi après-midi.   Que ce soit lorsque nous donnons au suivant une crotte de nez imaginaire, un haut-le-cœur ou encore de la mousse de nombril dans les exercices de réchauffement ou encore de voir une africaine prétendre être asiatique, un déprimé donner le sein à un bébé-bouteille d’eau, chacun rit et s’ambitionne.   J’ai vu des déprimés être incapable d’arrêter de rire, des anxieux danser, des cliniciens être gênés.

Ce groupe thérapeutique  a un impact réel sur les membres.   Certains sont capables de mettre des limites à un conjoint, à un patron irrespectueux.   D’autres développent de « l’empowerment » en jouant le vilain de l’histoire.   Tous découvrent leur empathie.   Quand cette dernière forme de dynamique de groupe tombe dans la sympathie, des liens se tissent entre certains membres en particulier qui se reconnaissent dans leurs particularités, ou encore, le groupe intervient pour rassurer les plus fragiles.   Oui, ils comprennent.   C’est un aspect important de la réadaptation, la reconnaissance de l’expérience vécue.

Un beau risque pour le clinicien

Comme clinicien, on doit aussi jouer.  Bien que nous soyons toujours les éléments du groupe qui maintenons le cadre, le clinicien doit provoquer un certain déséquilibre ou le contrer, par son jeu ou ses interventions.   Dans le feu de l’action, on doit improviser, trouver une action particulière qui demande, chez le membre, de l’introspection et un changement.   Lorsqu’on est sur la mince ligne du jeu et de la réalité, la magie opère réellement.  Les émotions fusent.   La tête comprends, s’adapte.   L’instinct se tait, il se sait en sécurité.   Et le corps peut se rappeler qu’il a cette expérience.   Grâce à ce débordement, ce dérapage contrôlé, on crée une nouvelle réalité.

“With any part you play, there is a certain amount of yourself in it. There has to be, otherwise it’s just not acting. It’s lying.” – Johnny Depp

La boîte magique

Nous terminons toujours par cette boîte magique que nous faisons descendre du plafond.  Nous y jetons, chacun à notre tour, ce qui nous semble le plus lourd cette journée-là, l’anxiété, la confusion, la tristesse.   Et les autres nous aident à jeter le méchant.   On « flush » ensuite le fond de la boîte.   Nous faisons de l’engrais de nos problèmes.   Le fond de la boîte, magique, se refait, avec un plancher solide généreux.   Et de cette boîte renouvelée nous prenons ce dont nous avons besoin, avec l’aide et le support des autres.  Du courage, la paix, le rire.   On retourne la boîte dans les méandres du plafond pour la prochaine semaine et on finit par un tonnerre d’applaudissements.   Nous revenons au présent.

Jeudi dernier,  j’ai laissé dans la boîte magique la tristesse de voir des gens partir à chaque semaine.

Au revoir Carlos.


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Publié le 01 mai 2011

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Un commentaire à La Commedia dell’arte

  1. Hélène Racine
    Le 4 mai 2011 à 01:41
    Répondre

    Liette, tu es une clinicienne extraordinaire. Je suis convaincue que toi et ton équipe font une nette difference dans la vie des patients. Continue de nous faire part de ce que tu fais dans ton travail. En espérant que les jeunes infirmières qui travaillent en sante mentale pourront s’inspirer de toi. Felicitations.

    Merci pour ce message d’appréciation. Il est plus facile d’expérimenter quand le support organisationnel et les collègues de travail sont présents dans nos projets. Liette