Soigner : le manque comme prémisse à un sentiment heureux

La plupart des gens sont intrigués, lorsque je les rencontre, par le travail que je fais.      « Cela doit être difficile… », « Vous devez être patiente… », « Moi, je ne serais pas capable. »      Cela parle plus d’eux que de moi.   Cela parle de leurs difficultés à composer avec le manque, la perte, l’urgence psychologique.

Le poète allemand Rilke parlait du deuil comme moteur principal de la création. Le deuil n’est pas seulement la perte d’une personne significative. Le deuil englobe tout : la peine devant la perte d’un rôle tel la fin d’un emploi, le départ d’un enfant pour les études, l’annonce d’un diagnostic. Le deuil, c’est réaliser qu’on devra prendre une médication toute sa vie, que ses parents vieillissent et qu’ils ne pourront plus vivre comme avant. Le deuil est partout, il s’impose à chaque jour. Et c’est dans la rencontre avec celui qui vit un manque que nous, cliniciens, chercheurs, désirons créer.

Ce n’est pas de la patience; ceux qui me connaissent pourront vous le confirmer. Ce n’est pas souvent dangereux. Ce milieu, bien que complexe, est moins dangereux que certains milieux de travail en santé, que j’ai visité. En psychiatrie on développe, avec l’expérience, une préoccupation envers la sécurité de tous, patients et personnel inclus. On peut donc anticiper, prévenir et surtout rassurer l’autre sur notre capacité à l’accompagner dans ce qu’il vit et ce, peu importe.

Ce sont les conditions, plus que les patients, qui font que le travail est difficile.

Alors, pensons-y, qu’est-ce qui poussent des gens comme moi, considérés sains d’esprit (du moins en apparence) à côtoyer la maladie, la misère ? Pourquoi des cliniciens, des travailleurs, choisissent de faire de la douleur un compagnon, un gagne-pain? Personnellement, ce que j’aime particulièrement dans l’urgence/psy, c’est le moment présent, la transformation, le dénouement.

Comme les artistes, « les soignants » sont attirés par ce qui dérange : la maladie, les pertes, le coté sombre de la vie. Il ne s’agit pas d’une curiosité malsaine, ni même de don de soi, du moins je ne le crois pas. Je pense que nous choisissons ce genre de profession parce que justement, nous voulons créer du beau, du mieux, là où il y a de la douleur, de la misère, du deuil. Non seulement nous le voulons mais surtout, nous le pouvons.  Contrairement à d’autres.

Cette création sera pourtant fugace et durera le plus court temps possible. Une empreinte de celle-ci restera, dans des dossiers, des banques de données. Et si le deuil fût la prémisse d’un sentiment particulièrement heureux, une empreinte restera aussi dans la mémoire du clinicien et de celui qui aura eu besoin d’aide.

En fait, ceux qui me font le plus réfléchir quand je parle de mon travail, sont ceux qui disent être incapable de s’occuper de « ce genre de malades ». Les statistiques le prouvent, une personne sur cinq au Québec souffrira d’une problématique de santé mentale qui l’obligera à réorganiser ses activités. Pensez-y, une personne sur cinq. Et leur entourage devra être capable…

À propos de Rilke
Rainer Maria Rilke (1875-1926), est un poète allemand lu pendant ma formation en créativité. Cette pensée du manque comme prémisse à la création se retrouve dans la «Première élégie de Duino».

Mais nous qui avons besoin de mystères si grands, pour qui l’heureux progrès si souvent naît du deuil, sans eux pourrions-nous être ?

Si les écrits de Rilke vous intriguent, le texte complet de la « Première élégie de Duino » est disponible dans une bibliothèque près de chez-vous. En plus, c’est gratuit. Je vous suggère surtout de lire «Lettres à un jeune poète», paru après la mort de l’auteur. Il a été maintes fois publié, chez différentes maisons d’édition. Encore aujourd’hui, ce recueil est un livre de chevet pour plusieurs artistes, des penseurs.

C’est le genre de livre à offrir à un ado près de chez-vous. Il ne vous parlera peut être pas plus mais il aura au moins un compagnon à la main.


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Catégorisé dans Travail en psychiatrie, Vie quotidienne.

Publié le 30 juin 2009

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Un commentaire à Soigner : le manque comme prémisse à un sentiment heureux

  1. florence
    Le 2 juil 2009 à 11:08
    Répondre

    Très beau billet pour inaugurer ce blogue en beauté – lui qui nous fait justement réfléchir à la part du beau, de la création et du souci de créer du confort dans la pratique infirmière en santé mentale.