Art cuit et art cru

Lundi soir dernier (le 3) je me suis rendue à la table ronde proposée par les Impatients sur le thème : L’art aux limites de l’expérience.  Nous étions plusieurs à assister dont un certain nombre d’art thérapeutes que je connaissais. Un panel de 5 invités animés par Yanick Villedieu ont eu 8 minutes chacun pour présenter leur compréhension du thème. Le panel était composé d’une artiste (Stéphanie Béliveau), une participante des ateliers d’art thérapeutique (Magali Ross) , un psychiatre/photographe (Emmanuel Stip), un travailleur des milieux culturels, commissaire indépendant (Éric Mattson), et finalement une chercheure, anthropologue et psychanalyste (Ellen Corin).

Le thème s’est vite organisé autour des propos de Henri Barras historien de l’art, ancien directeur du Musée d’art contemporain de Montréal et directeur artistique de la Place des Arts. Barras avait organisé une exposition avec des personnes souffrant de problèmes de santé mentale. Cette rencontre a été déterminante en quelque sorte; il a été bouleversé par la créativité de ces gens. Il a nommé art cuit l’art des professionnels en contraste avec art cru l’art des personnes souffrantes. Un livre est né de cette rencontre publié aux éditions Liber.

Mme Béliveau, la seule artiste professionnelle du groupe a voulu déconstruire ces catégories en nommant sa propre souffrance qui opère dans ses oeuvres et ce malgré le diplome de maitrise en arts visuels et les longues années à paufiner son art. De sorte que l’authenticité d’un vécu émotionnel (la crudité), la matière vraie d’une oeuvre selon Barras, pouvait tout autant et ce malgré les couches de vernis, informer l’oeuvre. Et vice versa de dire Eric Mattson, une impatiente pouvait à son tour produire de l’art cuit.

Emmanuel Stip, a lui aussi cherché à déconstruire des catégories réductrices: celle de la psychiatrie dites brutale et cruelle considérée telle à cause de sa tendance à créer la différence par ses catégories et étiquettes. L’exposition actuelle « Regard sur l’art cru » en retour met en relation les oeuvres de professionnels et des impatients, aplanissant les différences et établissant un dialogue par le biais des oeuvres. Je trouvais l’idée d’une exposition conjointe particulièrement intéressante par sa notion de démocratisation des arts mais aussi par ce que çela permet de démystifier la maladie mentale lorsque cette rencontre est rendue publique par le biais d’une exposition. Il y a quelques années Emmanuel Stip avait offert des caméras instamatiques aux Impatients. Les photos saisies furent exposées avec celles de ce psychiatre photographe. L’exercice démontra que la sensibilité esthétique des participants démontrait certaines similitudes, souvent exprimées par le biais des thèmes choisis.

Mme Magalie Ross parla de son expérience de patiente-participante aux ateliers d’art thérapeutique. Elle dit sentir le besoin de créer « pour ne pas mourir par en dedans. » Mme Ross parla longuement de son processus créateur ce qui m’a fait prendre conscience de la représentation réductrice de la maladie mentale qui tend a faire de l’expérience d’une personne atteinte, une restreinte à sa seule souffrance.  J’étais mal à l’aise d’entendre certains panelistes expliquer le vécu des patients et parfois faire des parallèles avec leur propre vie. Magalie Ross était la seule qui pouvait légitimement parler de la réalité de vivre avec une maladie mentale. Et pourtant elle fut la seule à ne pas parler de souffrance mais de la joie inhérente au processus créateur; joie qui se retrouve aussi dans les thèmes ludiques de ses peintures. Elle parla aussi de la camaraderie entre participants des ateliers. Elle mentionna l’importance de l’environnement qui facilitait le dialogue sur des sujets difficiles, comment les participants des ateliers se soutenaient les uns et les autres, et comment l’atmosphère détendue et ensolleillée des ateliers générait beaucoup de joie dans sa vie. Elle souligna aussi l’importance de la présence des art-thérapeutes dans les différents ateliers qui étaient consultés tant pour leurs compétences techniques que thérapeutiques.

Dans ce débat d’idées et de définitions, l’intention de l’artiste (cuit) et la spontanéité de l’artiste (cru ou brut) ont été remises en question. Ellen Corin donna l’exemple d’un psychanalyste peintre qui peignait sans intention préalable mais plutôt à partir d’un senti qui s’organisait sur la toile pour devenir visible et ’lisible’ ou recevable par d’autres.  Mme Corin parla beaucoup de réception des oeuvres; de cette empathie esthétique ou capacité à recevoir les éléments sensibles d’une oeuvre. Il sagit de se mettre en relation sensible avec l’objet. Le témoignage d’une participante appuya la thèse de Mme Corin quand elle raconta avoir assisté à l’exposition non pas une mais trois fois. Au dernier passage, elle eut le bonheur d’être seule pour promener son regard sur  l’ensemble des oeuvres en prenant son temps, en absorbant l’atmosphère de la galerie et des oeuvres. Elle put se mettre en résonnance avec l’humanité de l’artiste inscrite dans ses créations. Prendre le temps d’être là est souvent escamoté dans nos vies occupées et préoccupées.  En art thérapie être témoin (witnessing) est une dimension particulièrement importante du travail. Cet acceuil des contenus par le thérapeute est un acceuil et une légitimisation de ce que l’artiste/patient vit et créé.

Un autre auteur influent qui n’a pas été discuté durant cette rencontre est Nicolas Bourriaud qui parle à son tour d’esthétique relationnelle:

L’esthétique relationnelle, n’est rien d’autre que les relations qui sont produites par les œuvres.  … Dans ce travail, il y a l’idée qu’une œuvre d’art produit des relations. Non seulement entre l’artiste et le regardeur, mais aussi dans la salle, entre les différentes personnes qui peuvent venir ensemble au musée pour voir une œuvre, qui peuvent en discuter en direct…

La rencontre avec l’oeuvre est une sorte de socialité esthétique (du sensible), une socialité qui s’organise autour et avec l’objet d’art.  Cette socialité qui passe par l’objet (Karin Knorr-Cetina, sociologue) est d’abord un dialogue productif entre sujet et objet.  Il faut noter que la création est une relation intense à l’objet émergent qu’est l’oeuvre d’art. C’est un dialogue avec les matériaux, les contenus, le senti, le vu et le compris; tout comme la découverte scientifique est une relation à l’objet scientifique émergent par le biais des instruments et échantillons de tout genre (Knorr-Cetina, Bruno Latour entre autres).

En élargissant quelque peu l’optique nous parlons aussi de relations médiatisées par l’objet (entre personnes autour d’un objet d’intérêt). La première est bien sur une relation d’objet d’un autre type que celle théorisée par Melanie Klein (psychanalyste), la deuxième comporte une vision plus communautaire.  Nous pourrions nous attarder beaucoup plus longuement sur ce sujet qui est peu théorisé dans sa dimension mieux être non seulement pour le bénéfices des patients-artistes, mais aussi en ce qui concerne les bénéfices d’une communauté d’intérêt rendue possible par le biais des arts. Je crois que les Impatients et leurs expositions respectives font un travail avant gardiste et important et ce malgré le virage plutôt intello de cette rencontre.

Comme il était tard à la sortie de cette table ronde, je n’ai pu voir l’exposition qui était au 4e étage. L’exposition est ouverte tous les jours du lundi au vendredi de 10 h à 17 h, le samedi et dimanche de 13 h à 17h et ce jusqu’au 23 novembre 2008. J’espère pouvoir y assister bientôt.

Centre d’exposition des Impatients
100, rue Sherbrooke Est, 4e étage, Montréal
Entrée libre


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Publié le 08 nov 2008

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